Le Monde diplomatique promeut le sexisme transidentitaire
Le naufrage moral et intellectuel de la gauche continue
Le dernier numéro (décembre 2024 - janvier 2025) de la revue Manière de voir éditée par Le Monde diplomatique, intitulé « Femmes. Une révolution permanente », comprend tristement un texte lunaire et rudement misogyne, puisqu’il nie jusqu’au sens même du terme « femme ». Il s’agit du texte rédigé par Emmanuel Beaubatie, sociologue et « homme trans » (« personne assignée au sexe féminin mais qui s'identifie comme homme », selon le Transgender Network Switzerland, soit, en fait, une personne de sexe féminin qui prétend être de l’autre sexe).
Je me propose ici d’en faire un commentaire critique, en commençant par le paragraphe suivant :
« […] les luttes des personnes trans et non binaires partagent avec les batailles féministes le refus d’une condition prétendument naturelle qui déterminerait leur statut, leur destinée et leur place dans notre société. Combattre l’idée de nature : c’est là un pilier des deux mouvements. Cette idée consiste à affirmer, ainsi que le formulait Colette Guillaumin, qu’une “femme est une femme parce qu’elle est une femelle”. Pour cette sociologue française, présenter l’ordre du genre comme un ordre naturel risque de réassigner les femmes à la place qui est naturalisée pour elles, c’est-à-dire à une fonction reproductive, maternelle et, souvent, sacrificielle. Un tel discours, nous dit Guillaumin, tend à faire oublier que les rapports de pouvoir sont des faits sociaux, et que ce n’est pas la nature elle-même qui différencie et hiérarchise les femmes et les hommes. C’est, au contraire, la domination qui donne à la biologie sa signification. Une autre sociologue et militante féministe française, Christine Delphy, l’a illustré dans son fameux adage : “Le genre précède le sexe.” En tant que rapport social de domination, le genre produit les catégories de sexe que l’on conçoit comme biologiques. Les corps ne peuvent parler qu’à travers notre système de pensée : les réalités physiologiques n’ont que le sens que l’on veut bien leur octroyer. »
Derrière un enchaînement de phrases qui peut sembler fluide et cohérent aux yeux des profanes se cache en fait un tissu d’absurdités. Voyons.
1. « les luttes des personnes trans et non binaires partagent avec les batailles féministes le refus d’une condition prétendument naturelle qui déterminerait leur statut, leur destinée et leur place dans notre société. »
En fait, non. Les féministes rejettent à juste titre la naturalisation d’une condition sociale imposée aux femmes n’ayant rien de naturelle (le fait d’être assignée aux tâches ménagères, au soin des autres, d’être subordonnées aux hommes en général). Les idéologues transidentitaires rejettent le donné naturel tout court. Rien à voir. De bien des manières, il s’agit même d’un renversement complet des aspirations féministes. Les féministes luttent pour que la société arrête d’assigner des rôles et des attributs aux individus en fonction de leur type de corps sexué en présentant ces rôles et ces attributs comme naturels.
Le mouvement trans repose sur un dualisme corps/esprit selon lequel le corps et l’esprit font deux et peuvent être en « inadéquation », ou en « incongruence », et selon lequel l’esprit prime le corps. La « transidentité » correspondrait en effet au « fait d’avoir une identité de genre qui n’est pas en adéquation avec le sexe assigné à la naissance » (Larousse). On parle aussi d’« incongruence de genre », définie comme « une incongruence marquée et persistante entre le genre vécu par un individu et le sexe qui lui a été assigné » (ICD-11).
Dans cette formule, ce qu’il faut entendre par « genre vécu » n’est pas précisé, mais renvoie, selon toute probabilité, au concept de l’« identité de genre ». L’« identité de genre » est en effet définie, dans les « Principes de Jogjakarta » (un document non-officiel mais très souvent cité dans les jurisprudences de nombreux pays ainsi que par les associations de défense des « droits des personnes trans »), comme « l’expérience intime et personnelle de son genre profondément vécue par chacun, qu’elle corresponde ou non au sexe assigné à la naissance, y compris la conscience personnelle du corps (qui peut impliquer, si consentie librement, une modification de l’apparence ou des fonctions corporelles par des moyens médicaux, chirurgicaux ou autres) et d’autres expressions du genre, y compris l’habillement, le discours et les manières de se conduire ».
Limpide, n’est-ce pas ? Cette définition de l’« identité de genre » mentionne le concept de « genre vécu », mais sans le définir (le terme « genre » revient plus de 200 fois dans les Principes de Jogjakarta, mais son sens n’est malheureusement jamais précisé). Néanmoins, il apparaît que l’« identité de genre » désigne à peu près la personnalité d’un individu (ce que corrobore l’idée, couramment affirmée par des associations trans, comme le Transgender Network Switzerland, selon laquelle « il y a autant d’identités de genre que d’individus »). Cela signifie que l’« incongruence de genre » désigne une « incongruence marquée et persistante » entre la personnalité d’un individu « et le sexe qui lui a été assigné ». Ces concepts, l’« incongruence de genre » ou la « transidentité », impliquent qu’un sexe est seulement compatible avec certaines « identités de genre », c’est-à-dire avec certaines personnalités. Ou, autrement dit, qu’à un type de corps sexué doit correspondre un type d’« identité de genre », c’est-à-dire un type de personnalité. Une telle perspective est à la fois dualiste et sexiste.
En relation avec ce qui précède, le système de croyances transidentitaire prétend que les termes « fille », « femme », « garçon » et « homme » ne désignent pas les réalités matérielles de corps sexués, mais des « identités de genre » nébuleuses – des types de personnalité, donc – qui renvoient bien souvent, de fait, à des stéréotypes sexistes. L’« identité de genre » femme désigne par exemple, selon la plateforme QuestionSexualité.fr (« le portail dédié à la sexualité de tous les Français »), le fait de se reconnaître « dans les caractéristiques féminines définies par la société ». Autrement dit, dans l’univers trans, une femme, c’est une personne dotée d’une affinité pour les stéréotypes auxquels correspond la féminité dans notre société, quel que soit son sexe. Aux yeux des féministes, une telle perspective est absurde et sexiste, une inversion de la réalité : une femme est un être humain adulte de sexe féminin, quelle que soit sa personnalité ou son affinité pour les stéréotypes sexistes (pardon, pour « les caractéristiques féminines définies par la société »).
La déraison transidentitaire a des effets délétères très concrets. Elle persuade par exemple des filles qu’une culture sexiste qualifie de « garçons manqués » qu’elles sont littéralement des garçons manqués, et des garçons qu’une culture sexiste dit « efféminés » qu’ils sont littéralement des filles. Ainsi, des garçons homosexuels sont convertis en « filles trans » hétérosexuelles, et des filles lesbiennes en « garçons trans » hétérosexuels. Le phénomène trans convertit donc des personnes homosexuelles en personnes hétérosexuelles (plusieurs statistiques indiquent qu’une grande partie des jeunes traité·es pour « incongruence » ou « dysphorie » de genre, voire une majorité, sont homosexuel·les).
La perspective transidentitaire propose ensuite à ces jeunes de se médiquer et de mutiler leurs corps pour tenter d’inscrire des mensonges dans leur chair : elle encourage la mutilation chirurgicale et la médication à vie comme moyen de résoudre une supposée « incongruence » entre un corps sexué et une « identité de genre » ; comme moyen, donc, de conformer un corps sexué jugé « en inadéquation » avec un type de personnalité dont on estime – selon les critères culturels sexistes en vigueur dans notre société – qu’il sied plutôt à l’autre sexe.
En réalité, les malaises qui accablent une grande partie des personnes et notamment des jeunes qui se pensent « trans » sont le plus souvent dus aux normes sociales, à la toxicité de la société dans laquelle nous vivons, pas à une erreur d’embouteillage dans l’usine magique où les âmes sont embouteillées dans les corps. Le remède ne consiste donc pas à leur proposer de se médiquer et de mutiler leurs corps pour tenter d’inscrire des mensonges dans leur chair, pour résoudre une supposée « incongruence » entre un corps sexué et une « identité de genre », pour conformer un corps sexué jugé « en inadéquation » avec un type de personnalité dont on estime – selon les critères culturels sexistes en vigueur dans notre société – qu’il sied plutôt à l’autre sexe. Le remède consiste à abolir le sexisme et l’homophobie qui amènent cette culture à parler de « garçons manqués » pour désigner des filles parfaitement réussies.
Donc, féminisme et idéologues trans, même combat ? Non, clairement pas.
2. « Combattre l’idée de nature : c’est là un pilier des deux mouvements. »
A priori, les féministes ne combattent pas « l’idée de nature », en tout cas pas à la manière de Philippe Descola. Les féministes combattent à raison une certaine conception de l’idée de nature. Ce n’est pas la même chose. Les idéologues transidentitaires, eux, en revanche, combattent effectivement l’idée de nature tout court. De même qu’ils semblent déterminer à lutter contre des choses comme la logique et la cohérence.
3. « Cette idée consiste à affirmer, ainsi que le formulait Colette Guillaumin, qu’une “femme est une femme parce qu’elle est une femelle”. Pour cette sociologue française, présenter l’ordre du genre comme un ordre naturel risque de réassigner les femmes à la place qui est naturalisée pour elles, c’est-à-dire à une fonction reproductive, maternelle et, souvent, sacrificielle. »
Certes, mais Beaubatie se répète lourdement. Certes les féministes luttent, à raison, contre la naturalisation d’une condition sociale de subordination. Mais Colette Guillaumin ne disait pas et n’a jamais dit que les femmes n’étaient pas des femelles. Voici le passage étendu de son livre (intitulé Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature) dans lequel elle écrivait la phrase que cite (malhonnêtement) Beaubatie :
« La classe propriétaire construit, sur les pratiques imposées à la classe appropriée, sur sa place dans la relation d’appropriation, sur elle, un énoncé de la contrainte naturelle et de l’évidence somatique. “Une femme est une femme parce qu’elle est une femelle”, énoncé dont le corollaire, sans lequel il n’aurait aucune signification sociale, est “un homme est un homme parce qu’il est un être humain”. Aristote disait, déjà,
“la Nature tend assurément à faire les corps d’esclaves différents de ceux des hommes libres, accordant aux uns la vigueur requise pour les gros travaux, et donnant aux autres la station droite et les rendant impropres aux besognes de ce genre…” (Politique, I, 5, 25).
[…] Soit le groupe dominant consacre une fraction de la classe des femmes uniquement à la fonction sexuelle ; censées être, à elles seules, “la sexualité” (et uniquement sexualité) comme le sont les prostituées dans les sociétés urbaines, les “veuves” dans certaines sociétés rurales, les “maîtresses de couleur” dans les sociétés de colonisation, etc., les femmes enfermées dans cette fraction de classe sont objectivées comme sexe. Soit on l’ignore chez les femmes et se vante de l’ignorer, comme le font les psychanalyses, orthodoxes ou hétérodoxes. Soit on estime qu’elle n’existe tout simplement pas : la femme est sans désir, sans entraînement charnel, comme nous l’expliquent les versions vertueuses classiques de la sexualité qui vont de la bourgeoisie victorienne qui la nomme “pudeur” (id est l’absence d’envie) à la classe populaire qui considère que les femmes subissent la sexualité des hommes sans en avoir une elles-mêmes (à moins d’être des sauteuses, particularité pas recommandable et assez peu fréquente). C’est aussi, somme toute, ce qui est implicite dans les versions ecclésiales chrétiennes diverses où la femme est plus tentatrice que tentée ; on se demande d’ailleurs comment elle peut être tentatrice sans y avoir de raisons, il est vrai qu’une femme n’ayant pas plus de tête ni de décision que de sexualité, ce sera sans doute une initiative du diable.
L’absence (de désir, d’initiative, etc.) renvoie au fait qu’idéologiquement les femmes SONT le sexe, tout entières sexe et utilisées dans ce sens. Et n’ont bien évidemment, à cet égard, ni appréciation personnelle, ni mouvement propre : une chaise n’est jamais qu’une chaise, un sexe n’est jamais qu’un sexe. Sexe est la femme, mais elle ne possède pas un sexe : un sexe ne se possède pas soi-même. Les hommes ne sont pas sexe, mais en possèdent un ; ils le possèdent si bien d’ailleurs qu’ils le considèrent comme une arme et lui donnent effectivement une affectation sociale d’arme, dans le défi viril comme dans le viol. Idéologiquement les hommes disposent de leur sexe, pratiquement les femmes ne disposent pas d’elles-mêmes – elles sont directement des objets. Idéologiquement elles sont donc un sexe, sans médiation ni autonomie, comme elles sont n’importe quel autre objet selon le contexte. Le rapport de classe qui les fait objet est exprimé jusque dans leur sexe anatomo-physiologique, sans qu’elles puissent avoir de décision ou même de simple pratique autonome à ce sujet. »
Ce que Guillaumin veut dire, pour faire peut-être plus clair, c’est que dans la société patriarcale, les hommes réduisent les femmes à n’être que des outils de reproduction ou des objets sexuels. Pour reprendre ses termes, les femmes « sont objectivées comme sexe ». Colette Guillaumin ne dit pas du tout que les femmes ne sont pas des femelles ! Elle souligne simplement que les femmes n’ont pas à être réduites à des objets sexuels ! Elle ne remet jamais en question le fait qu’il existe deux sexes, femelle et mâle, relatifs à la reproduction sexuée. Guillaumin admet « la dichotomie du sexe au sein de l’espèce humaine », pour reprendre une formulation qu’elle emploie dans son livre, mais remet en question « le rapport de classes entre les deux sexes ». Clair, non ?
Beaubatie, en revanche, s’enlise dans une idéologie qui nie la dichotomie du sexe au sein de l’espèce humaine et qui produit un discours inepte dans lequel les termes « sexe », « genre », « fille », « femme », « garçon » et « homme », entre autres, n’ont tout simplement pas de définition cohérente.
4. « Un tel discours, nous dit Guillaumin, tend à faire oublier que les rapports de pouvoir sont des faits sociaux, et que ce n’est pas la nature elle-même qui différencie et hiérarchise les femmes et les hommes. C’est, au contraire, la domination qui donne à la biologie sa signification. Une autre sociologue et militante féministe française, Christine Delphy, l’a illustré dans son fameux adage : “Le genre précède le sexe.” En tant que rapport social de domination, le genre produit les catégories de sexe que l’on conçoit comme biologiques. Les corps ne peuvent parler qu’à travers notre système de pensée : les réalités physiologiques n’ont que le sens que l’on veut bien leur octroyer. »
Deux idées distinctes sont discrètement amalgamées par Beaubatie dans ce passage : « ce n’est pas la nature elle-même qui différencie et hiérarchise les femmes et les hommes ». La nature ne hiérarchise pas les femmes et les hommes, c’est exact. Mais la nature les différencie. La nature a créé la reproduction sexuée, qui implique la différence des sexes. La « différence des sexes » n’est pas une invention moderne, mais une réalité biologique vieille d’environ 1,5 milliard d’années : il existe des sexes différents, dont la complémentarité est au fondement de la reproduction sexuée, depuis très longtemps. Mais effectivement, les « significations sociales » projetées sur cette réalité biologique n’ont pas toujours été ce qu’elles sont aujourd’hui dans notre société (sachant que, dans notre société, ces significations ne sont pas homogènes).
Et comme le remarque Audrey, ce que Delphy veut dire en écrivant que « le genre précède le sexe », c’est « que les rôles sociaux imposés aux femmes précèdent et conditionnent l’interprétation culturelle de leur biologie. Mais cela ne signifie pas que la biologie est inexistante ou dénuée d’importance. » Delphy, d’ailleurs, trouvait complètement aberrantes les élucubrations des militants trans. Elle a relayé de nombreux articles critiques du système de croyances transidentitaire sur son blog personnel.
La prose de Beaubatie peut facilement duper des profanes dans la mesure où elle comprend des idées tellement vagues qu’elles ne peuvent qu’être vraies, en tout cas en partie. Beaubatie affirme par exemple que les « réalités physiologiques n’ont que le sens que l’on veut bien leur octroyer ». Il est possible d’interpréter une telle idée de 1000 manières différentes. Les « réalités physiologiques » qu’implique la différence des sexes, corollaire de la reproduction sexuée, suggèrent fortement certaines significations sociales, certains sens. Pareillement, on peut bien souhaiter octroyer à notre réalité physiologique un sens selon lequel nous devrions nous nourrir en insérant des aliments dans nos pieds, mais cela risque de poser problème. S’il est possible de projeter des significations erronées sur certains aspects de notre réalité physiologique, et si les humains le font souvent (par exemple, dans les sociétés patriarcales, en prétendant que la physiologie des femmes les a faites pour qu’elles se chargent des tâches ménagères, pour qu’elles soient subordonnées aux hommes), notre réalité physiologique tend à divers égards à suggérer fortement des significations qu’il est difficile de nier.
Quoi qu’il en soit, s’il est dans une certaine mesure exact que les « réalités physiologiques n’ont que le sens que l’on veut bien leur octroyer », pourquoi les revendications transidentitaires ? Celles et ceux qui se disent « trans » n’ont qu’à décider du sens qu’ils et elles souhaitent octroyer à leur réalité physiologique. Nul besoin d’altérer cette réalité physiologique à grand renfort d’hormones de synthèse ou de chirurgie.
5. « Malgré cela, certaines féministes craignent que la non-binarité vienne saper les fondements de leurs luttes : s’il y a autant de genres que de personnes, alors comment faire pour continuer à objectiver les inégalités entre femmes et hommes ? Aussi, comment faire pour garantir l’égalité, entre autres via les politiques de parité ? »
Ce passage parfaitement insensé – comme l’ensemble de l’essai de Beaubatie – mais drolatique, signifie, en gros (je traduis) :
« Certaines féministes s'inquiètent du fait que si le concept de “genre”, totalement dépourvu de contenu, supplante celui de sexe, et que si les mots n'ont plus aucun sens, si “femme” ne désigne plus les femmes mais un groupe complètement arbitraire et fluctuant (fluide) de personnes, alors il sera difficile de lutter pour les femmes. »
Oui, effectivement ! Et les féministes ont raison de s’inquiéter de ça ! Mais pas de panique, affirme Beaubatie, parce que :
6. « Si ces questions se posent aujourd’hui pour le genre, elles ont déjà trouvé des réponses pour la classe. Tout un pan de la sociologie a démontré de longue date que l’espace social n’est pas binaire, qu’il ne se résume pas à une lutte économique entre bourgeois et prolétaires. Il existe un certain nombre de classes et de fractions de classe qui, malgré leur pluralité, demeurent profondément hiérarchisées. C’est également le cas pour le genre. L’espace social du genre comprend une pluralité de styles de vie qui sont irréductibles à deux catégories, mais qui sont plus ou moins légitimes aux yeux des institutions et des autres individus. On le sait, on le voit : toutes les femmes et tous les hommes ne se ressemblent pas. La masculinité demeure certes plus valorisée que la féminité, mais il y a des masculinités et des féminités (sans doute aussi des non-binarités) plus ou moins respectables.
Les mouvements trans et non binaires autorisent à penser la fluidité et la multiplicité du genre. Ils n’ont cependant jamais nié l’existence de la domination masculine, ni sa remarquable stabilité. Et pour cause : c’est précisément elle qui fait de ces populations une minorité stigmatisée. Si leurs combats ressemblent tant à celles des féministes cis, c’est parce qu’au fond elles combattent le même système d’oppression. Leurs mobilisations sont en cela solidaires. À chaque fois que les droits des personnes trans et non binaires sont revendiqués, ceux des femmes cis sont, dans le même temps, réaffirmés. »
Même ChatGPT serait incapable de trouver du sens dans ce galimatias. Étant donné que dans le système de croyances transidentitaire, genre et sexe sont parfois synonymes, mais pas toujours, que le genre est une notion totalement floue, presque jamais définie avec un minimum de clarté, que le sexe est parfois considéré comme une construction sociale à rejeter, que « femme » et « homme » désignent plus ou moins n’importe quoi, n’importe qui, et vice-versa, ce passage de Beaubatie est dépourvu de tout sens objectif. Une logorrhée invraisemblable. Les féministes ne devraient pas s’inquiéter de la destruction du sens du mot « femme » parce que quoi ? Parce que, d’après Beaubatie, « chaque fois que les droits des personnes trans et non binaires sont revendiqués, ceux des femmes cis sont, dans le même temps, réaffirmés » ?
Outre que « femmes cis » est une injure et une imbécilité (accepter les termes « femmes cis » et « femmes trans », c’est accepter l’idée que « femme » ne désigne pas des êtres humains de sexe féminin, c’est accepter que le terme « femme » n’ait en fait plus de définition du tout, qu’il soit juste un label que n’importe quel mâle humain puisse revendiquer, c’est nier l’existence des femmes, c’est idiot, c’est illogique, c’est misogyne, c’est absurde, c’est invraisemblablement débile), en quoi le droit de médicaliser des enfants qu’un système de croyances sexistes juge non-conformes aux stéréotypes assignés à leur sexe réaffirme-t-il les droits des femmes ? En quoi le droit d’opérer chirurgicalement ces enfants (dès leur majorité, voire avant, on sait que des mineures sont amputées de leur poitrine au nom de la transidentité) et de prétendre qu’ils ou elles appartiennent à l’autre sexe réaffirme-t-il les droits des femmes ? En quoi la destruction du sens des termes « fille », « femme », « garçon » et « homme » réaffirme-t-elle les droits des femmes ?
Ouais, c’est bien ce qu’il me semblait.
7. BONUS. Dans son texte, Beaubatie suggère très dignement que si les femmes musulmanes sont des femmes, alors c’est bien que les hommes qui disent être des femmes en sont aussi :
« Plus dramatiquement encore, ce fut aussi le cas des femmes musulmanes portant le foulard qui, quant à elles, n’étaient et ne sont toujours pas considérées comme des femmes de plein droit. Derrière ce stigmate à géométrie variable se joue en réalité la question des frontières du sujet politique du féminisme : qu’est-ce qu’une lutte féministe ? Qui est légitime à s’en revendiquer ? »
Et, surtout, qui sont les femmes ? Bien entendu, Beaubatie évite d’aborder cette question, afin d’éviter de devoir fournir une définition tautologique ou diversement insensée du terme, façon « est une femme toute personne qui dit être une femme », ou « toute personne qui s’identifie comme une femme ». Dans son livre Ne suis-je pas un.e féministe ?, paru au Seuil (une des plus importantes entreprises d’édition du pays), Beaubatie propose le même argument indécent, mais, variante, avec « les femmes noires ». L’idée est toujours la même : si, à une certaine époque, dans une certaine société, certaines personnes ont considéré que les femmes noires n’étaient pas vraiment ou pleinement des femmes, alors qu’elles en sont, c’est bien que les « femmes trans » sont aussi des femmes ! Si les femmes noires sont des femmes, alors les hommes sont des femmes ! Si les pommes golden sont des pommes, alors les nénuphars sont des pommes !
Des raisonnements brillants. On n’en attendait pas moins d’une telle lumière, sociologue et chargée de recherche au CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP, CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / EHESS), médaille de bronze du CNRS 2024, etc.
8. Le Monde diplomatique, un torchon transphobe ?
Comme on pouvait s’y attendre, les autres articles du numéro de Manière de voir contredisent les principales assertions de Beaubatie et des militants trans en général. Par exemple, le texte d’Anne Jourdain intitulé « Haïr rend plus fort » assimile les femmes aux « individus femelles ». Une transphobie ignoble ! La « Proclamation du collectif La Barbe » en date du 29 novembre 2017, page 95 de la revue, assimile pareillement femmes et « femelles ». Double crime de transphobie. Rebelote page 96, où l’on trouve la citation suivante de Françoise Héritier : « Nous sommes ainsi les seuls parmi les espèces où les mâles tuent les femelles. » Affirmation de la dichotomie du sexe chez l’espèce humaine, assimilation des femmes aux femelles. Affreusement transphobe ! Le texte d’Hicham Alaoui, « Dans le monde arabe, pour un féminisme démocratique », parle, sans honte aucune, d’« inégalités entre sexes » et d’« égalité entre les sexes ». Le texte de Florence Beaugé, « Réformes à pas comptés pour les saoudiennes », évoque une « ségrégation des sexes ». Geneviève Fraisse parle du « sexe féminin ». Julien Brygo assimile les femmes au « deuxième sexe ». Un texte de Michel Bozon mentionne « les deux sexes ». Claire Scodellaro décrit le « déséquilibre entre les deux sexes ». Etc.
Très clairement, la quasi-totalité des articles qui composent le numéro partent du principe que le sexe est une réalité biologique, que l’espèce humaine comprend objectivement deux sexes et que les femmes sont les êtres humains adultes de sexe féminin. Or les idéologues transidentitaires nient tous ces faits et les considèrent comme des idées « transphobes ».
Encore un effort Le Monde diplomatique ! Vos pages sont encore infectées par une abominable « transphobie » ! Vite, purgez tout ça !
Quel cirque, n’est-ce pas ? Une revue qui publie un texte qui défend les inepties « transidentitaires » habituelles, écrit par une « personne trans », parmi une foultitude d’autres textes qui contredisent largement lesdites inepties. Mais c’est chose courante. Les idées trans contredisent tout. Tous les livres écrits depuis l’invention de l’écriture et jusqu’en 2020, environ. Toutes les idées avec lesquelles l’immense majorité des gens continuent d’interpréter le monde. Et la réalité matérielle elle-même.
Ce cirque nous indique qu’en fait, si, au Monde diplomatique, on souhaite montrer que l’on adhère au phénomène trans, en réalité, on n’adhère à aucune des idées qu’il défend. On s’efforce simplement d’exprimer un soutien complètement superficiel, histoire de faire bonne figure, parce que l’orthodoxie qui règne en ce moment à gauche l’exige. Un grand nombre de figures, d’organisations et de revues de gauche font la même chose. D’un côté elles affirment régulièrement que le mouvement trans est formidable et qu’il faut accéder à toutes ses revendications. De l’autre elles continuent de tenir un discours terriblement « transphobe » basé sur le fait que le sexe est une réalité biologique, que l’espèce humaine comprend objectivement deux sexes et que les femmes sont les êtres humains adultes de sexe féminin.
En témoigne, parmi mille autres exemples, le livre de la chercheuse italienne Laura Tripaldi, Gender Tech - Ce que la technologie fait au corps des femmes (Lux, 2024). Dans l’introduction, l’autrice exprime son allégeance au mouvement trans en affirmant des choses parfaitement débiles comme « je ne sais pas non plus expliquer pourquoi je m’identifie à une femme et pas à un hélicoptère », et : « Pour répondre à la question “Qu’est-ce qu’une femme ?” nous sommes donc obligés de reconnaître qu’une “femme”, c’est aussi un arbuste des forêts mexicaines, une molécule organique, une grenouille de l’Afrique du Sud, une particule d’or, une onde sonore, un algorithme et une baleine bleue. » Mais après cette formidable démonstration de liquéfaction mentale, dans le reste du texte, l’autrice recouvre en grande partie la raison et emploie sans ambiguïté aucune le terme « femme » pour faire référence aux personnes du sexe féminin, en parlant de « la fonction reproductive que les femmes assument lors d’une grossesse », « des ovaires des femmes », des « changements hormonaux des femmes au cours de leur cycle », etc.
Pour être une personne de gauche respectable, aujourd’hui, diffusée par les maisons d’édition, invitée par les médias, etc., il faut effectuer de telles contorsions. Il faut faire allégeance au sacro-saint mouvement trans, prétendre qu’il est un génial progrès fondé sur de non moins géniales idées. Du moment que vous faites ça de temps en temps, ici et là, peu importe que dans le reste de votre discours, vous continuiez à adhérer à une vision du monde et à employer un langage techniquement « transphobes ». Il ne faut en tout cas jamais formuler la moindre critique du phénomène trans, sous peine d’excommunication.
Personne n’y croit vraiment, sérieusement (il est presque impossible d’y croire sérieusement, de renier la réalité qui s’impose à nous, de « rejeter l’évidence de vos yeux et de vos oreilles », comme l’exige le Parti dans 1984), mais tout le monde prétend y adhérer, parce que les militants trans ont réussi à imposer leur loi.
Telle est la ridicule et merdique situation qui règne aujourd’hui à gauche.