[Voici une traduction d’une lettre écrite par Louise Tickle, une journaliste du média britannique The Guardian, à sa responsable, Katharine Viner, et rendue publique il y a 2 jours sur Twitter]
Chère Kath
Re : "La tueuse de chats coupable d'avoir assassiné un étranger alors qu'il rentrait chez lui à Oxford"
Je suis une journaliste primée, trois fois sélectionnée pour le prix Orwell, spécialisée dans les violences domestiques, les homicides, la protection de l'enfance et les affaires familiales. Je collabore au Guardian depuis près de deux décennies et demie, mais à la suite d'un article tout à fait consternant publié vendredi, je ne pourrai plus continuer tant que je n'aurai pas la certitude que le Guardian est en mesure de démontrer que ses journalistes, ses rédacteurs et rédactrices en chef et sa direction comprennent ce qui constitue un fait et cessent de tromper leur public.
Ma plainte
Vendredi après-midi, j'ai parcouru cet article en ligne. J'ai trouvé l'histoire extraordinaire et, bien qu’habituée aux reportages erronés attribuant à des femmes des crimes en réalité commis par des hommes, je n'ai pas réalisé que le tueur était un homme. Comment l'aurais-je pu ? Le titre utilise le mot « femme » et nulle part dans l'article je n'ai trouvé de référence au fait que le tueur était transgenre.
D’après ce que je comprends, le mot « transgenre » ne m'a pas échappé, il ne figurait pas dans l'article. Ainsi, en ce qui me concerne — et en ce qui concerne tous votre lectorat de ce jour-là — une femme avait assassiné un homme d’une manière extraordinairement dépravée et sexuellement motivée, après avoir commis un acte hideux de cruauté envers un animal.
Hier, j'ai réalisé via Twitter/X ce qui s'était passé, et j'ai été choquée.
En relisant l’article ultérieurement, j'ai vu qu'il avait été modifié par rapport à la version que j'avais lue la veille. Je comprends maintenant qu'après des démarches en interne, le titre a été modifié de façon à supprimer le mot « femme » et que le mot « transgenre » a été ajouté au cinquième paragraphe (après des utilisations des termes « femme » et « elle » dans le texte).
Toutefois, le nom « Scarlet Blake » continue d'être utilisé sans qu’il soit précisé qu'il s'agit d'un homme qui se dit femme (je sais de source sûre qu'il ne possède pas de certificat de transition [un certificat qui existe au Royaume-Uni et qui permet à une personne de faire valider sa prétendue “transition”, c’est assez ridicule, mais bref, NdT]), et la première ligne de l'article est : « Une femme qui s'est filmée en train de tuer, disséquer et passer au mixeur le corps d'un chat avant d'attaquer brutalement un homme et de le laisser mourir noyé dans une rivière des mois plus tard a été condamnée pour meurtre. » C’est seulement cinq paragraphes plus loin que le mot « transgenre » est utilisé. De nombreuses personnes ne liront pas jusque-là. Le lectorat du Guardian est donc toujours amené à croire qu'une femme a commis ce crime.
Manque de transparence
Je n'ai vu aucune notification, comme l’exige normalement la politique du Guardian (et comme je le sais d'après les modifications/corrections apportées à mes propres articles et à ceux d'autres personnes), indiquant que le titre et le texte avaient été modifiés. Ainsi, des modifications significatives et non accessoires (telles que des fautes d'orthographe ou de syntaxe) ont été apportées sans que le public en soit informé. Cette pratique peu courante dénote un manque de transparence. Dimanche, à 19 h 18, au moment où j'écris ces lignes, le public n’a toujours pas été informé des modifications significatives qui ont été apportées.
Défaillances du jugement et des processus éditoriaux
Mais surtout, je suis consternée que cette copie — qui a vraisemblablement été mise en page, et qui a certainement été travaillée par le journaliste qui était co-auteur de l'article avec la Press Association — ait été publiée sous cette forme. Dans sa première version, l'article indiquait qu'une femme avait été condamnée pour un crime odieux, un genre de crime qu'il est extrêmement rare qu'une femme commette. Ce n'était pas seulement trompeur. C'était diamétralement faux et, dans la mesure où il s'agit d’un des nombreux articles que j'ai lus dans le Guardian qui affirment que des femmes ont commis des crimes qui ont en fait été perpétrés par des hommes, cela signifie que le journal trompe activement son lectorat en lui faisant croire qu'il y a une recrudescence soudaine de femmes qui commettent des activités criminelles violentes, homicides et sexuellement motivées. C'est une honte. Rien ne saurait excuser cela.
Certains suggèrent parfois que la colère suscitée par ce type d'informations inexactes est exagérée, qu'elle est désobligeante ou mesquine. Ce n'est pas le cas. Présenter le contraire de la vérité comme s'il s'agissait d'un fait a des répercussions extrêmement graves. Même si j'aurais espéré ne pas avoir à les énoncer, je suis tellement choquée que cet article ait été publié dans le Guardian que je me sens obligée de le faire. La liste suivante n'est pas exhaustive :
◾ Les journalistes ne devraient rapporter que des faits, et les journaux ne devraient publier que des faits dans leurs sections d'information. Pour ce faire, les journalistes, les responsables éditoriaux et les responsables de l'information doivent être capables de comprendre ce qu'est un fait et de distinguer les faits des croyances. S'ils n'en sont pas capables, ce travail n’est pas pour eux, car ils tromperont activement leur lectorat, diminueront la confiance dans les médias et saperont la capacité des journalistes qui s'efforcent d'être exacts à rendre compte des crimes graves et à demander des comptes au pouvoir.
◾ Les informations publiques sont d'une importance vitale dans toute société démocratique (peut-être encore plus lorsque la démocratie et la société sont mises à rude épreuve). Les falsifier en raison des croyances de certaines personnes est contraire au rôle d'un organe de presse et destructeur de l'intérêt public.
◾ Ce type de reportage propage l’idée erronée que les femmes sont soudainement plus agressives et de plus en plus responsables de crimes violents perpétrés (en réalité) par des hommes. Le contraire est vrai, et il est particulièrement irrespectueux et indécent, dans un contexte où les femmes subissent des niveaux choquants de violence et d'agression sexuelle de la part des hommes, de les dénigrer de manière aussi flagrante.
◾ De nombreux organes de presse ont publié le même article généré par la Press Association : il me semble cependant que seul le Guardian n'a pas utilisé le mot « transgenre » (dans la première version de l'article) et, d'après ce que j'ai pu voir, seul le Guardian a utilisé le mot « femme » dans son titre original. Si des croyances sont présentées comme des faits — par exemple, par la police dans des communiqués de presse, ou par la Press Association dans des dépêches — il incombe aux journalistes de les remettre en question et de rapporter les faits ainsi que les réactions induites par cette remise en question, afin que le public comprenne la réalité de ce qui se passe dans la société.
◾ Des statistiques criminelles exactes sont essentielles à l'élaboration des politiques publiques, au soutien des victimes, à la prévention des crimes futurs et à la protection des futures victimes. Si nous ne pouvons pas rendre compte avec précision du sexe des auteurs d'actes violents, alors le journalisme ne respecte pas les attentes des victimes et ne répondra pas aux attentes des futures victimes. Modifier les faits n'est pas seulement contraire à l'éthique en principe — cela a pour conséquence concrète de vider de leur sens les évaluations des risques et les mesures de protection.
Les hommes commettent 90 % des homicides. La violence à l'égard des femmes et des jeunes filles est perpétrée en grande majorité par des hommes. La violence à l'égard des hommes, comme dans le cas du meurtre décrit dans cet article, est également perpétrée en grande majorité par des hommes. Les crimes sexuels contre les femmes et les hommes sont aussi principalement perpétrés par des hommes. Il est extrêmement irrespectueux à l'égard de toutes les victimes de violence masculine de rédiger un article décrivant de manière aussi erronée l'auteur de leur agression — dans ce cas, l’individu qui a mis fin à la vie de la victime. C'est un homme qui a commis ce meurtre. Pas une femme.
Il aurait été parfaitement simple de rapporter ce crime d'une autre manière, en se basant sur des faits exacts. Ma préférence irait à :
« Un homme qui s’était filmé en direct en train de tuer, disséquer et passer au mixeur le corps d'un chat avant d'attaquer brutalement un homme et de le laisser mourir noyé dans une rivière des mois plus tard a été reconnu coupable de meurtre.
L'homme, âgé de 26 ans, qui se fait appeler Scarlet Blake et qui affirme être une femme/dit être transgenre, a pris pour cible Jorge Martin Carreno, 30 ans, alors qu'il rentrait chez lui après une soirée à Oxford en juillet 2021… »
Solutions
Je suggère que le code éditorial du Guardian soit modifié de manière à inclure une spécification selon laquelle le sexe est important dans tous les reportages — plus particulièrement dans les reportages sur la criminalité, la santé, les affaires sociales et l'éducation — et qu’une description précise et mise en avant du sexe des individus est à la fois attendue et exigée.
Dans l'attente de votre réponse.
Louise Tickle
Dans la même veine: https://andrewdoyle.substack.com/p/these-criminals-are-not-women
Il n’y a guère que des femmes pour avoir un tel courage. Brava à cette journaliste. Merci pour l’info et la trad (je n’ai pas le temps d’aller sur X en ce moment).