Culte du « genre » et négation du sexe : la nouvelle misogynie progressiste
Un aspect du naufrage de l'intelligentsia de gauche
Les éditions Divergences ont récemment réédité La Parole aux négresses, un livre fondateur du féminisme africain et précurseur de l’intersectionnalité, initialement publié en 1978, et rédigé par l’anthropologue sénégalaise Awa Thiam. Très bonne initiative.
Seulement, sur la quatrième de couverture du livre de leur nouvelle édition du livre, les éditions Divergences écrivent que selon Awa Thiam, « le féminisme doit tenir compte de la “triple oppression” des femmes noires (de genre, de classe, de race) ». De « genre » ? Selon Awa Thiam elle-même, et comme on peut le lire dans l’ouvrage, la femme noire subit une triple « oppression de par son sexe, de par sa classe, et de par sa race ». « Sexe », pas « genre ». L’intersectionnalité, c’est le recoupement des trois axes d’oppression : le sexe, la classe, la « race ». Le « genre », c’est (aujourd’hui) un terme terriblement confus, employé n’importe comment par toutes sortes de gens, de l’extrême droite à l’extrême gauche, et notamment propagé par de prestigieux universitaires états-uniens qui produisent un baratin abscons que personne ne lit, comme Judith Butler.
Les femmes sont opprimées en raison de leur sexe, pas de quelque « genre » mystérieux ou indéfinissable. Awa Thiam le sait et le dit clairement, elle qui se bat depuis des années contre les mutilations génitales féminines. Ce n’est pas le « genre » des filles que l’on coud, ou que l’on infibule, c’est leur sexe. Comme l’écrit Thiam : « Tenir la femme revient alors à la tenir par le lieu où s’assure encore aujourd’hui la reproduction biologique, c’est-à-dire par le sexe. » Outrageusement transphobe, n’est-ce pas ?!
Malheureusement, oser lier le fait d’être une femme à une réalité corporelle, au corps sexué, est une hérésie aujourd’hui pour une grande partie de la gauche. Cette déformation du concept fondamental de l’intersectionnalité, cette substitution du triptyque « sexe, classe, race » par « genre, classe, race », on la retrouve dans un nombre croissant d’ouvrages et de discours. Pour prendre un autre exemple parmi une pléiade, dans la préface du livre Spiritualités radicales de Yuna Visentin, paru en août 2024, encore chez Divergences, Myriam Bahaffou évoque, comme à son habitude, les oppressions qui ciblent « la race, le genre, la classe ». La plupart des « féministes » ou « écoféministes » qui souhaitent avoir voix au chapitre aujourd’hui, être accueillies dans les médias ou embauchées par l’université et invitées à conférencier ici ou là, affirment que le sujet du féminisme ou de l’écoféminisme n’est pas ou plus les femmes, mais « le genre » ou « les minorités de genre » ou « une catégorie fluctuante, volatile et intrinsèquement erratique » (Elsa Dorlin, Sexe, Genre et sexualités, 2009). Tout, n’importe quoi, voire rien, mais surtout pas les femmes.
Pourquoi cette éviction du sexe au profit du « genre » ? Pour plusieurs raisons différentes qui se sont confusément combinées. Et d’abord parce que, dans la langue anglaise, le terme « gender » est officiellement employé comme un synonyme du terme « sex » depuis plusieurs siècles (ce qui n’est pas le cas en français). Ainsi, les anglophones emploient souvent indifféremment « sex » ou « gender » (sexe ou genre), et donc le mot « genre » (gender) pour dire « sexe ». Ce qui explique par exemple pourquoi, sur le site web anglais de l’organisation ONU Femmes (UN Women), on trouve une rubrique intitulée « Gender Equality Glossary », alors que sur la version française du site, la même rubrique s’intitule « Glossaire d’égalité de sexes ». Mais ce qui explique aussi pourquoi le triptyque « gender, class, race » a souvent été traduit (à tort, de manière littérale, par des gens peu attentifs ou volontairement idiots) par « genre, classe, race », au lieu de « sexe, classe, race ».
Mais la supplantation du sexe par le « genre » s’explique aussi et sans doute surtout par l’essor des mouvements queer et trans, qui soutiennent toutes sortes de choses lunaires concernant l’être humain, et par exemple qu’il n’existerait pas deux sexes, mais trois, ou 5, ou 7, ou 48, ou une infinité, ou aucun (c’est selon). Certains militants queer ou trans soutiennent en effet que le sexe est une construction sociale ne renvoyant à rien de réel et que le « genre », en revanche, est une réalité naturelle immuable et innée, mais indéfinissable, dont le sens ne peut être que subjectivement élaboré (tu suis ? si non, c’est normal, tout ça n’a pas de sens). Toutes ces brillantes théorisations leur permettent ensuite d’affirmer que « femme » ne renvoie qu’à une « identité de genre » et pas à un sexe, et qu’ainsi n’importe qui peut être une femme, y compris n’importe quel mâle adulte de l’espèce humaine. Et quiconque objecterait à ce qui précède ne saurait être qu’un ou une mécréante, transphobe, ascendant nazi∙e.
Voilà comment on en arrive à remplacer « sexe, classe, race » par « genre, classe, race ».
Les féministes noires du collectif Combahee River, qui ont rédigé, en 1977, le texte fondateur de l’intersectionnalité, parlaient, en anglais, d’une triple oppression « of race and class as well as sex », soit de « race, de classe et de sexe ». Pas de « genre ». Le fait qu’elles aient employé le mot « sex » et pas le mot « gender » ne laisse pas place au doute. Elles parlaient aussi de « castes de sexe », d’« oppression sexuelle », des « origines sexuelles de l'oppression des femmes », et dénonçaient le fait que « le sexe soit un facteur déterminant des relations de pouvoir ». Le terme anglais « gender » apparaît en tout et pour tout zéro fois dans leur déclaration.
Mais entre-temps, il y a eu l’essor des idées queer et du mouvement trans. Il y a eu Judith Butler, sa prose illisible, ses idées absurdes, son immense succès littéraire, institutionnelle, médiatique, et ses lèche-culs qui tendent très souvent, sans jamais y voir le moindre paradoxe, à s’imaginer que la plus grande star qu’a jamais produit l’institution universitaire de la civilisation patriarcale et capitaliste est sans doute la penseuse la plus subversive et dangereuse pour le système patriarcale et capitaliste. Une logique parfaitement queer.
Et c’est ainsi que la gauche persiste inexorablement à s’échouer sur les rivages du non-sens, en propageant une idéologie imbécile qui nie l’existence et la signification du sexe et favorise la perpétuation de la misogynie dominante. (Dans une société fondée, entre autres choses, sur la domination et l’exploitation d’un sexe par l’autre, que risque-t-il de se passer si l’on supprime la possibilité de faire référence au sexe ?)
N'étant pas suffisamment angliciste, l'ambiguïté de traduction (en anglais gender et sex étant synonymes et devant se traduire par sexe en français) m'avait complètement échappé et apporte un éclairage majeur à la torsion intellectuelle de ces dernières décennies pour imposer genre, comme sentiment d'appartenance, à la place du sexe biologique.
Dans un domaine que je connais davantage, il existe en français une ambiguïté quant au mot technologie qui peut à la fois désigner "l'expression de la technique" dans la conception d'objets techniques, mais aussi "discours sur la technique". Tandis qu'en anglais technology n'a que la première de ces deux acceptions.
Comme quoi, les anglicismes sont délicats à employer...
De "gauche" ou libertarienne? Il me semble malheureux d'attribuer à la gauche une idéologie fumeuse, antiscientifique, foncièrement idéaliste et individualiste.